L’activité totale

Journée de zazen du 5 mars 2023

Paul Hōjō Pichaureau

5 mars 2023, 9 h

Zazen de 8 h 30

[Kinhin]

Je crois que maître Hyakujō a choisi son successeur en demandant à ses moines de se racler la gorge. Isan l’a fait de telle manière que Hyakujō lui a donné le shihō. Se racler la gorge, taper la cloche, faire kinhin, faire zazen, c’est pareil.

[Zazen]

Apparition, disparition, surgissement, effacement, naissance, mort. C’est le cycle permanent des existences, des états d’esprit, des instants de conscience. La multitude des causes et conditions font surgir une pensée, la multitude des causes et conditions font disparaître une pensée.

Maître Dōgō et son disciple Zengen étaient à une cérémonie d’enterrement. Pendant que les invités saluaient le cercueil, Zengen a touché le cercueil et a demandé à son maître : « Vivant ou mort ? » Dōgō lui a répondu : « Je ne peux pas le dire ».

Ça a dû tracasser Zengen, car, de retour de la cérémonie, sur le chemin, il s’est tourné vers son maître et lui a demandé : « Vivant ou mort ? Maintenant, maître, il faut répondre. Si vous ne répondez pas, je vous frappe. »

Dōgō a répondu : « Je ne peux le dire ! » et Zengen l’a frappé.

Zazen de 10 h

Alors, vivant ou mort ?

« Vivant », « la vie » ici c’est la naissance, l’apparition. « La mort », c’est la disparition, l’effacement.

Nous vivons dans le samsara, la succession des vies et des morts. Sans cesse nous sommes apparemment en possession de tous nos moyens, de toute notre intelligence, de toute notre mémoire. Mais, instant après instant, celui que nous sommes disparaît, s’efface, s’évanouit et un autre surgit.

Les Indiens concevaient que la mort précède la vie. Ils disent : « Pour qu’une chose surgisse, il faut qu’une autre disparaisse d’abord. » Pour que la musique apparaisse, il faut que le silence disparaisse. Pour que le bébé naisse, il faut que l’ovule et le spermatozoïde soient anéantis d’abord.

Alors à un niveau élémentaire on pourrait dire que la question de Zengen est très intellectuelle. Pourquoi faire une séparation ?

En commentant ce kōan, cette histoire, maître Kokugon part dans une direction complètement différente. Il dit : « La vie est la manifestation de l’activité totale, la mort est manifestation de l’activité totale. » L’activité totale de l’univers, de l’ordre cosmique, de la création divine ou de la nature, choisissez le terme que vous préférez.

À chaque instant nous pouvons entièrement être, totalement, complètement. Car il y a eu naissance. Si à l’instant d’après nous existons encore toujours, complet, entier, c’est parce qu’il y a eu mort. La multitude des causes et conditions, la multitude des moments que nous avons traversés, des personnes que nous avons rencontrées, des paroles que nous avons entendues ou dites, nous mène à cet instant-là tel que nous sommes.

Maître Dōgen prend ici une image que je trouve très impressionnante. Je vais la dire un peu différemment. Il dit : c’est comme une personne qui s’embarque pour un zazen. On regarde l’heure, on se lève, on prend ses affaires, on arrive au dojo, « Bonjour, bonjour ! », et on s’assoit. C’est zazen qui me fait. Mes pensées, mes actions et mes paroles sont gouvernées par la situation, par zazen.

Il en est de même, bien sûr, si je vais passer une soirée avec des amis, si je travaille, si je suis tout seul en train de lire… C’est la vie qui me fait à ce moment-là, c’est l’apparition qui me fait, la naissance qui me fait. Mais en retour, zazen est ce que j’en fais : si je viens un peu en retard, zazen apparaît un peu en retard, si j’ai mal c’est un zazen douloureux, si je suis préoccupé alors c’est un zazen préoccupé. Zazen est ce que j’en fais aussi, la nouvelle apparition, le nouveau surgissement est ce que j’en fais.

Dōgen dit : « La vie me fait et je fais la vie ». Le texte d’origine est presque intraduisible. La vie me fait et je fais la vie. La naissance, la mort me fait et je fais la naissance, je fais la mort. Sans moi il n’y a pas d’apparition, il n’y a pas de nouvelle pensée, il n’y a pas cette nouvelle pensée. Et sans cette nouvelle pensée, il n’y a pas moi non plus.

Comme je disais tout à l’heure [pendant le café] il y a plusieurs suites à l’histoire de Dōgō et Zengen. Dans chacune de ces suites, Zengen se rend compte de son erreur. Mais j’ai pu constater que, dans ce genre de désaccord avec le maître, il arrive souvent que le disciple ne se rende pas du tout compte de son erreur. Il frappe le maître et il le quitte. Il va raconter partout qu’il a frappé le maître et qu’il a bien eu raison. Il est vraiment difficile, quand on s’est mis en colère, d’abandonner ses idées, ses points de vue. Il est vraiment difficile d’admettre qu’on a eu tort, non pas dans un débat d’opinion, mais d’admettre qu’on a eu tort d’avoir un débat d’opinion justement.

Vivant ou mort ? Le maître vous dit : « Ta question n’a aucun intérêt » et on continue… Il est vrai que nous n’aimons pas les situations incertaines, les situations où l’on ne sait pas où est le bon, où est le faux, les situations où l’on a le sentiment d’avoir raison et que les autres ne le savent pas. Et je dirais que la pratique de zazen c’est s’habituer à ces situations, s’habituer à cet inconfort, à ne pas savoir comment agir, réagir et à trouver ça normal.

À la fin (c’est encore une image ancienne, mais une belle image) : c’est comme une personne qui se réveille la nuit et tend son bras en arrière à la recherche de son oreiller. C’est comme se réveiller dans le noir, un peu perdu, mais on sait que l’on va trouver de l’aide, du réconfort sans avoir besoin d’allumer, sans avoir besoin de certitude.

Zazen de 14 h 30

Le vrai sens et la véritable fonction des cérémonies et des manières dans le dojo et dans les temples est l’éducation. On éduque les gens par le corps, par la parole, par l’allure extérieure. Pour nous c’est assez différent. Je dirais qu’en zazen nous nous éduquons nous-mêmes, en plongeant notre regard dans notre propre esprit et notre propre corps, en devenant familier avec nous-mêmes.

Dans notre société, on peut s’éduquer de bien des manières. On peut s’éduquer par l’école, par le sport, le travail salarié ou la musique, etc. Tout cela propose des formes de discipline qui finissent par nous rendre meilleur que nous n’étions. Mais, à la fin, on a été éduqué dans les mots des autres, dans les termes des autres. On a été éduqué à être plus savant, plus rapide, plus compétent, plus performant, tout cela mesuré dans une échelle de valeur qui n’est pas du tout la nôtre, qui ne poursuit certainement pas l’ambition d’approfondir notre existence, de nous rendre, si ce n’est plus heureux, du moins plus libre… bien au contraire !

L’éducation du zen c’est justement se libérer, la grande libération de tous nos états d’esprit, toutes nos existences multiples, de toutes nos naissances et de toutes nos morts. On se libère en se familiarisant avec, en les regardant en face, en les traversant, parfois douloureusement, parfois joyeusement, presque en dansant. On est seulement assis en zazen et pourtant on vit mille vies. Si vous avez pratiqué un peu zazen, vous avez entendu ce mot : mushotoku. Ça veut dire : sans rien à obtenir. Si vous vous fixez un terme, un objectif, vous vous trompez vous-même, de la même façon que vos enseignants, vos patrons ou vos collègues de travail vous ont trompés.

Alors, laissez tomber. Simplement assis en zazen, concentré sur la posture et la respiration, laissez passer ses pensées, plonger son regard et tenter de le plonger un petit peu plus profondément chaque jour, chaque zazen. Et assez vite dans la pratique, on apprend à faire feu de tout bois, à tout utiliser : les états d’esprit passagers, les maladresses, les expériences de son existence, on utilise tout, on brûle tout en zazen.

Je vous souhaite de rencontrer des gens qui ont pratiqué cette Voie assez longtemps — vous en connaissez certainement déjà. Au son de leur voix, à leur attitude et à leur regard, ils mettent assez peu de temps à vous convaincre. C’est le véritable enseignement du zen, au-delà des écritures. I shin den shin, c’est-à-dire : d’esprit à esprit, de cœur à cœur.

[Kinhin, puis zazen]

Un poème de maître Wanshi

Le souffle unique de la réalité, le voyez-vous ? Sans cesse la grande activité fait courir la navette sur le métier Tissant l’ancien brocard avec les couleurs du printemps Mais que faire de l’indiscrétion de Manjushri ?

L’indiscrétion de Manjushri est une référence à un kōan. Bouddha s’apprêtait à enseigner quand Manjushri l’a interrompu en allant frapper le bois et en criant : « Contemplez le roi du Dharma, le roi du Dharma est ainsi ! » Et le Bouddha s’est arrêté d’enseigner. Le mystère de cette histoire, c’est que Manjushri représente pourtant la grande sagesse. C’est lui qui brandit l’épée qui tranche les illusions. Alors pourquoi a-t-il crié stupidement, couvrant la parole du Bouddha ? Pourquoi ce kusen, pourquoi le bois et la cloche, pourquoi les cérémonies ? Est-ce que ça ne couvre pas l’enseignement ultime de zazen ?

Le souffle unique de la réalité, le voyez-vous ? Sans cesse la grande activité fait courir la navette sur le métier Tissant l’ancien brocard avec les couleurs du printemps Mais que faire de l’indiscrétion de Manjushri ?

Que diriez-vous ? Que faire de l’indiscrétion de Manjushri ?

Pour ma part je vous dirais : « C’est nécessaire. »

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