Le bord du précipice
8 décembre 2023, 9 h
L'image qui, pour moi, traduit peut-être le mieux l'activité de notre école zen, c'est comme être au bord d'un précipice. Derrière nous les broussailles acérées en flamme et devant nous un vide insondable[1]. Que faire ? Que faire ?
On ne peut pas nier les concepts, évacuer les sutras et les enseignements. On ne peut pas non plus se donner un code de conduite, agir toujours comme il faut. On ne peut pas être uniquement dans les idées, uniquement dans le social. On ne peut pas être que dans les cérémonies ou sans cérémonies, on ne peut pas être tout le temps en zazen, bien qu'on doive pratiquer zazen. Que faire ?
Maître Dōgen parle tout le temps de l'activité des maîtres anciens et de leur conduite, de leur manière de parler et d'agir. Sur la fin de sa vie il n'a écrit presque que sur ce sujet : comment un moine doit se comporter, heure par heure, quasiment minute par minute dans le monastère.
Que faire ?
Et bien par exemple, comme ce disciple qui demandait à Hyakujō : « Maître, qu'enseignerons-nous aux personnes à venir ? » Hyakujō ne répond pas et reste assis en zazen. Le disciple poursuit : « Mais alors, que comprendront-ils ? » Hyakujō répond : « Ils diront de toi que tu as été une personne authentique ».
En d'autres termes : ne pas se raconter d'histoire. Ne pas se dire, par exemple : « Je pratique zazen, j'ai commencé en telle année, rencontré tel maître, il m'a ordonné, moine, bodhisattva, j'ai eu le shihō, etc.»
Ne pas se raconter d'histoire. Il n'y a pas de « je » qui pratique zazen. Il y a une pratique et, du sommet de notre crâne jusqu'à la moëlle de nos os, uniquement une pratique. Pas de « je » séparé de la pratique. Et aussi pas de pratique séparée de « je », de la personne.
(Silence)
Alors au bord du précipice, je dirais : quand on a fait un pas vers les ronces en flamme, on recule, et quand on sent le précipice dans notre dos, on avance.
[Kinhin]
Alors où est la libération ? Alors à quel moment est-on en pleine possession de sa vie, de son être tel qu'il est à l'instant même ? Et bien lorsqu'on est complètement perdu dans un extrême, lorsqu'on est en train de chuter dans le précipice, se rappeler qu'il n'y a pas de précipice, pas de chute, pas de gravité. Tout ce qu'on croit vivre est une illusion, une certitude trompeuse, un « c'est comme ça » qui nous enferme. En réalité on ne tombe pas, on est toujours au bord de la falaise, on peut toujours faire un pas de côté.
Guy Bugault, le traducteur de Nagarjuna, a une remarque très juste. Il dit : « On dit souvent que Nagarjuna est le fondateur de la voie du milieu, mais il n'y a pas de milieu dans Nagarjuna. Il n'y a pas de milieu parce qu'il n'y a pas d'extrême. »
C'est ça la liberté : il n'y a pas d'extrême.
Le lendemain
Hier on a parlé de Nagarjuna et de Dōgen. Nagarjuna, le grand penseur et philosophe indien du bouddhisme et Dōgen, le grand maître qui a installé notre pratique. Même si apparemment leurs œuvres sont très différentes, les deux ont surtout le même projet : inciter les hommes et les femmes à pratiquer la Voie, à se libérer.
Un enseignement de Nagarjuna que Dōgen reprend assez souvent est la vision du temps. Nagarjuna explique, démontre, analyse le temps pour montrer qu'il n'existe pas. Ce qu'on appelle passé, ce qu'on appelle futur et donc ce qu'on appelle présent ne sont que des fantasmagories, des illusions. L'Histoire est une convention sociale, une suite de mots répétés de personnes en personnes, déformés, transformés. Ce qu'on appelait bataille sera appelé massacre puis non-évènement puis de nouveau bataille, tout est réinventé en permanence. Un évènement que l'on a vécu dans sa vie et dont on dit : « Je me rappelle, j'ai été blessé par... j'ai été traumatisé par... » Cet évènement-là, ce souvenir nous le transformons en permanence. On se souvient du souvenir et finalement ce n'est qu'un rêve de plus qu'on entretient. Ce n'est pas qu'il n'y a pas eu d'évènement, de blessure ou de traumatisme mais c'est que ce qu'on à l'esprit n'est qu'une illusion.
Comme dit Dōgen de manière lapidaire : « Le bois ne connait pas la cendre et la cendre ne connait pas le bois ». Difficile pour nous de séparer le bois et la cendre. Pourtant ce n'est pas le bois qui est devenu la cendre.
En se rendant compte de ces histoires que l'on se répète à soi-même, en se rendant compte des « J'ai été ceci, on m'a fait cela, maintenant je suis ceci et je serai cela... », en se rendant compte que ces histoire ne sont que des rêves, on se libère de l'illusion, on se libère de l'ignorance. On enlève un voile trompeur qui nous sépare du réel.
Littéralement, on se libère.
On était prisonnier de toiles d'araignées et on se libère. On ne se libère pas de ce dont on voudrait se libérer, on ne se libère pas du traumatisme. On se libère de l'illusion que l'on appelle traumatisme.
Et, franchement, peut-on faire mieux ?
Enseignement de Bashō (ch. Bajiao Huiqing, 10e siècle) : « Considérez un voyageur qui fait face soudain à un gouffre de dix mille brasses de profondeur. Derrière lui, un feu ardent le poursuit. Des deux côtés se trouvent des forêts de chardons. Il ne peut qu'avancer et tomber dans le gouffre ou reculer et se faire brûler par le feu. De toutes parts, les chardons obstruent le passage. Comment se sortir d'une telle situation ? Celui qui le peut est en accord avec le chemin transcendant. Sinon, il est perdu ! » ↩︎
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